Commande publique: l’état d’exception permanent?

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Le Premier Ministre, Jean Castex, a présenté, le 16 mars dernier, un plan de résilience économique et sociale, visant à protéger les particuliers et entreprises des répercussions engendrées par la guerre en Ukraine, dans le domaine de la commande publique notamment.


Les annonces du Plan de Résilience économique et Sociale 

Lors de la présentation de la quatrième mesure couverte par le plan de résilience économique et sociale, le Premier Ministre a fait état de la possibilité, pour les sociétés agissant dans le secteur du BTP -et pour lesquelles les marchés publics passés ne comportent pas de clause de révision de prix adaptée à la situation- d’appliquer la théorie de l’imprévision

Le Premier Ministre a également indiqué que les acheteurs publics pourront ne pas appliquer les pénalités de retard prévues au sein du marché lorsque le retard « est justifié par la prolongation d’un délai de livraison de la part d’un fournisseur à cause de la crise« . 

Par la suite, aucune précision n’a été apportée par le Ministre de l’économie, Bruno Le Maire à l’issue de cette intervention, en ce qui concerne les annonces relatives aux marchés publics et les mesures que les pouvoirs publics envisagent le cas échéant de prendre.

Après la pandémie, la guerre!

Deux ans jour pour jour après l’annonce du premier confinement, les marchés publics entrent officiellement dans une zone de turbulences liées à des tensions inflationnistes et des difficultés d’approvisionnement consécutives notamment au conflit ukrainien.

Certes, le Premier Ministre n’a fait mention dans son discours que des entreprises du secteur du BTP, restreignant ainsi en apparence le champ d’application des mesures qu’il souhaite inciter les acheteurs publics à mettre en place. Il reste que les difficultés de l’heure ne manqueront pas de concerner d’autres secteurs économiques (fournitures, alimentation et restauration, etc).

En ce qui concerne le secteur du BTP, le Premier Ministre précise, au cours de la présentation du plan de résilience, qu’il est « très impacté par la volatilité du prix des matériaux de construction ou des carburants » et affirme que la volatilité du prix des matériaux et des carburants justifierait l’application de la théorie de l’imprévision aux marchés publics passés sans clause de révision de prix adaptée. 

L’imprévision au secours des acteurs de la commande publique?

Principe d’origine jurisprudentielle (CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, n°59928), la théorie de l’imprévision est codifiée à l’article L.6 du Code de la commande publique qui indique que « 3° Lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l’exécution, a droit à une indemnité« . 

Cette théorie répond à la situation dans laquelle un cocontractant de l’administration rencontre des difficultés d’exécution de son marché à la suite d’un événement imprévisible et temporaire, bouleversant temporairement l’économie du marché, au point de prétendre bénéficier d’une indemnisation partielle du préjudice qui lui a été causé.

A ce titre, le Conseil d’État a jugé que constituait un bouleversement temporaire de l’économie du contrat, l’augmentation du prix des matières premières ou des composants indispensables à l’exécution des prestations (CE 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, n°59928). Le titulaire du marché doit alors, pour solliciter une telle indemnité, démontrer que l’augmentation du coût des matières était imprévisible, soit dans sa survenance soit dans son ampleur. 

La jurisprudence et les différents acteurs économiques ont déjà eu l’occasion de se prononcer au sujet de la flambée des matières premières et des risques de pénurie. Le Ministère de l’économie a ainsi considéré que « dans la mesure où les prix des matières premières sont par nature soumis à des fluctuations cycliques, une indemnisation sur le fondement de la théorie de l’ imprévision ne sera possible que s’il est démontré que la hausse actuelle des matières premières dépasse les limites de ce que les parties pouvaient prévoir et qu’elle a provoqué un déficit d’exploitation«  (fiche technique sur marchés publics confrontés à la flambée des prix et au risque de pénurie des matières premières, publiée le 27 mai 2021 et actualisée le 18 février 2022). 

La fiche rappelle également qu’un simple manque à gagner (CE 25 novembre 1921, Compagnie générale des automobiles postales) ou une disparition totale du bénéfice (CE 4 oct. 1961, Entreprise Charlet) ne suffisent pas à justifier que la hausse des matières dépasse ce que pouvait valablement prévoir les parties.

Ainsi, dans le cadre de l’augmentation du prix des matériaux de construction et des carburants, la théorie de l’imprévision pourrait être utilement invoquée par les titulaires de marchés publics, restant seulement pour eux à rapporter la preuve que la hausse du prix de ces matières dépasse les limites de ce que les parties pouvaient légitimement prévoir, créant ainsi un déficit d’exploitation pour celles-ci. 

Vers une instabilité structurelle des prix des marchés publics?

Pour la deuxième fois en deux ans, les pouvoirs publics se trouvent contraints d’intervenir pour tenter de régler les difficultés liées au prix des marchés publics.

En effet, au cours de la crise sanitaire liée au Covid-19, l’ancien Premier ministre, Édouard Philippe, dans une circulaire en date du 9 juin 2020, adressée aux ministres et secrétaires d’État, avait en outre incité les services de l’État à aller au-delà de la théorie de l’imprévision et à prendre en charge une partie des surcoûts subis par les entreprises titulaires de marchés de travaux en raison de l’épidémie de Covid-19.

La doctrine avait alors tout à fait admis que les conditions d’extériorité et d’imprévisibilité étaient remplies par le Covid-19, restait seulement au titulaire du marché à démontrer que les surcoûts engendrés par la crise sanitaire avaient bouleversé l’équilibre du contrat. A ce titre, l’article 6 de l’ordonnance du 25 mars 2020 apportait des détails sur l’application de ces critères au cours de la crise sanitaire. 

Quelles solutions mettre en œuvre?

La question de l’instabilité des prix peut être traitées par les acheteurs publics et les opérateurs économiques à deux niveaux notamment.

Au moment de la passation

Lors de la procédure de publicité et de mise en concurrence, il appartient aux acheteurs publics d’inciter, par des dispositions appropriées selon les procédures mises en œuvre, à l’élaboration de formules de révision représentatives de la structure des coûts du secteur économique concerné ou, le cas échéant, de la solution technique proposée par chacun des candidats.

Les clauses d’indexation ou d’actualisation doivent d’autant plus être discutées par les parties que la durée du marché est longue. La coconstruction des clauses d’indexation ou d’actualisation est de nature à réduire les risques de réclamation lors de l’exécution du marché.

Au cours de l’exécution du marché

En l’absence de clause d’indexation appropriée -hypothèse semble-t-il retenue par le Premier Ministre Castex sans autre précision-, les documents généraux (CCAG notamment) auxquels les marchés font généralement référence offrent quelques ressources utiles à la sécurisation d’une discussion sur l’évolution des prix des marchés. Ainsi:

– D’une part, « en cas de survenance de circonstances imprévisibles ou lorsque les mesures prises pour faire face à ces circonstances rendent temporairement impossible la poursuite de l’exécution du marché, les conditions dans lesquelles les parties doivent se rapprocher pour convenir des dispositions à prendre durant la suspension totale ou partielle du marché, pour la reprise des prestations et pour s’accorder sur les modalités de répartition des surcoûts liés aux circonstances imprévisibles » (articles 24 CCAG-PI, 26 CCAGTIC, 53.3 CCAG-Travaux, 25.2 CCAG-MOE, 24 CCAG-FCS, 24 CCAG-MI) ;

– D’autre part, la possibilité de prévoir une clause de réexamen applicable « lorsque des circonstances imprévisibles affectent significativement les conditions d’exécution du marché sans pour autant faire obstacle à la poursuite des prestations, afin que les parties examinent les conséquences, notamment financières de ces circonstances » (articles 25 CCAG-PI, 27 CCAG-TIC, 54 CCAG-Travaux, 26 CCAG-MOE, 25 CCAG-FCS, 25 CCAG-MI).

Il reste que ces documents généraux ne sont que peu d’utilité en ce qui concerne par exemple les marchés publics globaux, pour lesquels leur usage n’est guère recommandé.


En tout état de cause, il est recommandé aux acheteurs publics et aux titulaires de marchés de prévoir des clauses de variation des prix qui anticipent une fluctuation du prix des matières premières, leur permettant de se prémunir contre de tels évènements et leurs conséquences pour la commande publique.

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